“Ici sont les Dragons, première époque” : Ariane Mnouchkine en guerre contre les démons de l’Histoire
Pour le soixantième anniversaire du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine, avec sa troupe multilingue, s’attaque aujourd’hui à la grande Histoire, celle des dictatures du XXe siècle, pour éclairer le public sur les guerres du XXIe siècle. Des comédiens masqués, qui jouent Lenine ou Trotski, une bande son en russe traduite en français, une vitesse d’enfer pour dire l’enfer des champs de batailles, figurées par des toiles peintes, animées sur des châssis qui transportent notre imaginaire ! Embarquez-vous dans ce voyage dont les événements et les personnages vibrent encore aujourd’hui.
“Tout commence toujours par une guerre”
Comment donner forme à une révolte ? Comment surmonter la colère chaude, puis froide, noire, face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, un pays au PIB quasiment identique à celui de l’Espagne, mais dont la capacité de nuisance est effroyable ? Ariane Mnouchkine, dont le grand âge ne ternit en rien la fantastique énergie vitale, l’acuité intellectuelle et la clairvoyance politique, a choisi d’expliquer les racines de ce rapt d’un pays indépendant par un autre. En évoquant cette période des années 1920, elle rend en même temps hommage à son père Alexandre Mnouchkine, réalisateur et producteur, d’origine russe et juive, qui a enseigné à sa fille les principes capitaux de l’universalité à la Française. Elle le fait avec une troupe de 70 artistes, bouillonnants de talents, qui se nourrissent mutuellement de lectures, de documentaires, d’archives historiques et politiques, de poèmes de Pasternak ou d’Isaac Babel, d’analyses de Roosevelt ou de Georges Orwell, qui racontent la genèse des dictatures : celle du Bolchévisme et du Nazisme, consécutives toutes deux de l’impérialisme de la Guerre de 1914-1918.
L’histoire brûlante en images
Le spectacle plonge donc avec de la fumée, des bruits de bottes et des cris de famine au cœur de l’année 1917. Raspoutine est assassiné, la guerre produit une famine et les ouvriers se mettent en grève, les matelots s’insurgent, le prix du pain s’envole : c’est la grève générale, l’insurrection gagne tous les quartiers et les soldats, les matelots pactisent avec les révoltés. C’est tout cela qui va nous être raconté sur un plateau, livre d’histoire en images qui fait rouler des toiles enneigées sous des lumières australes et des cieux flambant d’incendies encore fumants. Jusqu’à la fin du tsarisme et l’arrestation de Nicolas II, le spectacle se poursuit de manière épique avec la formation des Soviets, le retour en Russie de Lénine en train blindé, porteur des idéaux de la révolution avortée en Allemagne, le retour de Trotski et la prise de pouvoir des Bolcheviks avec l’invasion du Palais d’Hiver. Comme chez Shakespeare, nous assistons en permanence à plusieurs intrigues. Macbeth, Hamlet, Antoine et Cléopâtre font face à Guerre et Paix de Tolstoi, L’Iliade et l’Odyssée d’Homère à travers une masse de discours historiques, de documents véritables qui reprennent vie devant nos yeux et nos oreilles. Et cette vie se saisit des corps habités des comédiens, dissociés de celle des voix, en russe.
Les corps de l’Histoire
Ces acteurs disent de vraies paroles, de vrais discours, mais émettent aussi leur propres doutes, qu’ils confient au public, sous forme de pauses. Les masques d’Erhard Siefel déforment et agrandissent leurs visages, tels des lunes ou des soleils, perchés sur des corps animés comme des marionnettes géantes. L’humour, la vivacité, l’énergie, sont sans cesse présents. Mais en même temps les projections stylisées des toiles peintes, où s’incrustent des images vidéos, détaillent le laboratoire de la haine, l’élaboration de l’horreur raciste, le venin de la terreur qui survient après huit mois de démocratie. Ainsi stylisée, avec un art de la composition formidable, cette épopée politique et poétique ancre son stylet dans nos mémoires sans faire des personnages des clones du réel. Bien sûr, ce spectacle exige de l’attention, puisqu’il nous est demandé de lire les traductions en français et de suivre l’évolution politique, qui est rendue cependant très claire par l’immense travail de recherche et de synthèse menée par l’équipe. Mais quel brio que ces voyages sur roulettes, si caractéristiques des spectacles du Soleil, des trois Babayagas en noir qui échappent à la terreur ! Quelle pugnacité chez Cornelia, narratrice et double d’Ariane, qui nous présente, commente, court après le récit et interviewe les protagonistes, en s’excusant à chaque fois de ne pouvoir parler de tout ! “L’histoire vomit des ogres” dit Ariane, qui les transfigure en créatures scéniques poignantes pour mieux nous éclairer.
Miniatures artistiques
Du grotesque, on passe à la fin à la miniature et fantomatique reconstitution du Palais d’Hiver, dans la nuit du 4 au 5 décembre 1918, maquette bouleversante d’humanité, filmée par le téléphone de Cornelia avec des visages et des corps sans vie. Il faudrait citer Clémence Fougea, autrice de la musique, qui gouverne chaque soir, sur son clavier, les tornades et les chevauchées sous la pluie, accompagnée de Ya-Hui Liang ; évoquer les images de glaces et de crépuscules incrustées sur soie de Diane Hecquet, dans la lumière et la technique sublimes des peintres Poussin, Le Lorrain et Petrov. Le programme de salle déploie, en une affiche dépliée sur six cotés, rédigée en caractères noirs et rouges des télégramme de l’époque, le foisonnement artistique et technique de la troupe, des artisans aux historiens, en passant par les figures politiques, de Winston Churchill à Lavrenti Beria, le camarade de Staline, qui sera lui aussi exécuté. La chronologie dramatique, les événements précis, les dates et les références des discours sont notifiés. Le théâtre ici touche à son paroxysme pédagogique, tout en restant diablement vivace, violent et drôle à la fois. Du grand art.
Hélène Kuttner
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